L’immigration demeure une expérience hautement personnelle. On ne saurait donc la réduire à un seul témoignage. L’article qui suit se penche sur cette question du point de vue d’Akos Verboczy tel qu’exprimé dans son essai intitulé Rhapsodie québécoise : itinéraire d’un enfant de la loi 101. L’intérêt évident de cet essai tient beaucoup à la synthèse particulièrement claire que l’auteur a faite de ses souvenirs et expériences ainsi qu’aux conclusions qu’il propose.
D’entrée de jeu, les raisons pour l’immigration de la famille de ce fils d’esthéticienne hongroise sont teintées d’humour dans la manière dont Verboczy les relate : « Ma mère a décidé d’émigrer au Québec en apprenant le tarif pour une épilation complète des jambes dans les salons de beauté canadiens », montant qui s’élevait à l’époque à 20 dollars. Plus sérieusement, l’auteur nomme des raisons plus ordinaires, comme améliorer son sort et quitter le Bloc de l’Est. Quoi qu’il en soit, la famille ne laisse pas la Hongrie en catastrophe et suit le processus normal d’accession à la citoyenneté.
L’appartenance à un groupe ethnique particulier joue un rôle fondamental dans l’immigration et cela modèle les premiers contacts avec le nouveau territoire. Verboczy passe rapidement sur l’accueil de la communauté hongroise de Montréal, peu nombreuse et vieillissante, aux ressources limitées. Ce sont les origines juives de sa mère qui seront les plus déterminantes dans le processus d’acclimatation à la nouvelle réalité, même si, de l’aveu même de l’auteur, ces origines sont plutôt ténues : « Venant d’une famille dont le judaïsme se résumait à mettre des boulettes de matzo dans le bouillon de poulet et à écouter religieusement les films de Woody Allen, je me suis retrouvé avec un fort sentiment d’imposture, dans la société juive nord-américaine. Tout en découvrant les us et coutumes de ce qu’on disait être « ma communauté », je vivais dans la crainte constante d’être démasqué. » Verboczy résume joliment ce décalage en rapportant un épisode survenu lors de la bar-mitsva d’un voisin marocain et où, tout fier de suivre le texte dans sa propre Torah, il perd de sa superbe quand un homme plus âgé lui fait remarquer qu’il tient le livre à l’envers. Malgré ces légers quiproquos, la communauté juive est bien implantée et elle offre aux nouveaux arrivants bien des services essentiels que la société d’accueil ne fournit pas nécessairement, comme des conseils pratiques de la vie quotidienne, des contacts, ou encore une colonie de vacances gratuite pour les enfants.
Comme le jeune Akos est d’âge à fréquenter le secondaire à son arrivée, de longues pages traitent de sa scolarisation et de son école multiethnique de Côte-des-Neiges. Peu loquace au sujet de la qualité de l’enseignement, l’auteur se concentre sur la description critique du milieu étudiant dans lequel il essaie de trouver sa place. C’est à l’occasion de l’arrivée d’un Québécois de souche qu’on peut constater combien on est toujours l’exotique de l’autre. Le chapitre intitulé « Le Québécois » s’ouvre sur le résumé d’un documentaire du National Geographic sur les prisons californiennes et comment on y explique que — naturellement — les prisonniers vont chercher à se regrouper selon leur ethnicité. Puis on apprend combien l’arrivée inattendue d’un Québécois de souche va causer la commotion parmi les élèves. Ce représentant de la culture majoritaire jure dans le décor et ce qui frappe le plus, c’est son refus d’afficher les signes de richesse imposés par la mode et son absence de honte à mal parler l’anglais : « Pour la majorité d’entre nous, son rejet de ces symboles de richesse était inconcevable. Dans les milieux pauvres et immigrants, les marques, les griffes, les modes, le bling-bling, les vedettes de la culture américaine étaient respectés. Lui, en les rejetant, pire, en affichant les symboles de la pauvreté, transgressait un tabou, une convention qui est le liant culturel principal dans ces milieux: la société de consommation. »
L’auteur poursuit son analyse en levant le voile sur l’apparente diversité de ce milieu multiethnique dont les ressemblances sont finalement plus fortes que les différences : « Obsédé par les différences extérieures, on ne réalise pas à quel point un milieu multiethnique peut être en réalité homogène. Dans ces écoles « où on parle 150 langues et où on vient d’autant de pays », la diversité est souvent bien moins grande qu’elle peut paraître. Vous nous auriez demandé ce que nous aimions comme films, musique, livres, émissions de télé, bouffe ou passe-temps, et vous auriez grosso modo obtenu les mêmes réponses. Idem pour nos opinions politiques. Et c’est là que la différence dérangeait le plus. » En conclusion de ce chapitre, l’auteur tire un bilan social du portrait de son école secondaire : « On dit que le milieu carcéral a son organisation propre, ses lois et ses luttes de pouvoir, mais c’est faux. En fait, il n’est que le reflet des valeurs de la société qui le crée. Ça s’applique aussi à ses écoles. »
De l’école d’ailleurs, il dit combien elle l’a préservé de la réalité québécoise ; il lui a fallu attendre le cégep pour s’y frotter vraiment, et encore, c’était bien contre la volonté de sa mère et de sa communauté qui auraient préféré le voir s’inscrire dans un collège anglophone. Il fréquente le Collège de Rosemont presque par hasard — sa mère prononce « Rosemount College » devant ses connaissances… — et c’est là qu’il est entouré pour la première fois d’une majorité de francophones : « Bizarrement, je garde peu de souvenirs de mes camarades ou de la vie quotidienne durant ces années. J’allais à mes cours avec un plaisir inédit, et le reste de l’expérience cégépienne, comme la fabrication de joints et l’apprentissage du Code Morin, m’a échappé. Mais le cégep m’a permis de m’ouvrir sur un autre monde, celui que le ministère de l’Éducation m’avait habilement caché jusque-là : le Québec. »
Verboczy insiste sur cette ignorance de bon nombre d’immigrants au sujet des réalités de leur terre d’accueil et déclare même que cet état de fait est à l’origine de bien des malentendus : « La plus grande difficulté est de faire comprendre [aux immigrants] que les « Français », comme on les appelait, n’étaient pas minoritaires à Montréal et encore moins au Québec. Connaître cette donne contre-intuitive pour l’immigrant montréalais est fondamental afin de comprendre la dynamique culturelle et politique d’ici, mais elle ne fait souvent qu’ajouter à la méfiance initiale. L’idée d’un Canada « où tout le monde vient d’ailleurs » est rassurante. En théorie, elle permet à l’immigrant de faire partie de la majorité automatiquement et sans effort. L’idée inverse d’un peuple à l’intérieur du Canada qui veut devenir majoritaire (au nom de ses caractéristiques propres) est, au contraire, déstabilisante et exigeante. »
Car Verboczy en a contre la vision angélique du rapport à l’immigrant qui, sous prétexte d’aplanir les différences qui feraient polémique, enferme les cultures minoritaires dans un moule de clichés qui ne sert personne : ni le nouvel arrivant, ni la société d’accueil. Ainsi, relatant un reportage plein de bons sentiments sur la diversité culturelle de Montréal, l’auteur y va de son analyse : « C’est le genre de chose on ne peut plus extraordinaire que les médias aiment de plus en plus nous apprendre, fascinés qu’ils sont par la diversité et convaincus que c’est par la célébration de leurs traits folkloriques que les immigrants seront acceptés par la « majorité ». À coup de blogues, de chroniques, de livres, d’émissions de télé et de radio, on invite désespérément le bon peuple à « voyager à travers le monde sans quitter la ville ». » Loin d’encourager le dialogue tant souhaité entre les cultures, cette attitude réductrice semble favoriser la distance par une célébration des aspects les plus superficiels de la différence.
Verboczy tape encore le clou en voyant dans cette attitude un relent de postcolonialisme : « À une autre époque, ces reporters urbains auraient raffolé des expositions coloniales, ces zoos humains où on exhibait des familles amenées des Indes, de l’Afrique et de la Polynésie au milieu d’Amsterdam, de Paris et de Londres. On y invitait le public, là aussi, à « faire le tour du monde en un jour » dans des pavillons où on reconstruisait artificiellement leurs villages. » L’auteur démasque le paradoxe de la vision multiculturelle qui ne fait qu’inverser les éléments du problème colonial sans prendre en compte son fondement, ce qui revient à camoufler sous les dehors de l’ouverture à l’autre une affirmation de la culture occidentale comme étant LA culture, si fondamentalement universelle qu’elle peut accueillir sans effort en son sein les caractères les plus disparates : « Jadis, c’étaient les Occidentaux qui « apportaient » les Lumières aux indigènes ; de nos jours, ce sont ces derniers qui nous ouvrent sur le monde. Hier, les colonies avec leurs indigènes étaient présentées comme des symboles de la supériorité de notre civilisation, comme le sont maintenant nos métropoles cosmopolites avec leurs immigrants. » Une vision où l’on doit gommer le plus possible les traits discordants pour trouver des liens que l’on jugera les plus importants, quitte à relativiser jusqu’à l’absurde des caractéristiques fondamentales de l’identité citoyenne qui sont déterminantes également pour l’identité individuelle : « « Tous humains! » fallait-il clamer à l’époque [coloniale], comme aujourd’hui, j’aimerais qu’on puisse dire : « Tous citoyens! » Bizarrement, les promoteurs de ces zoos humains modernes, après avoir décomposé la société en mille morceaux, cherchent, désemparés, un dénominateur commun et disent : « Tous immigrants! » Une trouvaille à la mode qui dispense les immigrants de s’intégrer et qui sous-entend que les Québécois, descendants des colons français, ne sont pas vraiment chez eux, que leur culture en fait n’existe pas, donc qu’elle n’a aucune préséance sur les autres. Tiens, n’était-ce pas ce que disaient les colonisateurs au sujet des indigènes?»
Ce type de vision multiculturelle crée un potentiel de tension dans une société où, pour reprendre une expression du résumé du Rapport Bouchard-Taylor, « les membres de la majorité ethnoculturelle craignent d’être submergés par des minorités elles-mêmes fragiles et inquiètes de leur avenir. » Verboczy insiste d’ailleurs du point de vue de l’immigrant sur le côté pernicieux de cette vision simpliste, « qui autorise [ses adeptes], pour montrer leur ouverture, à [le] réduire à un insignifiant mangeur de saucisses hongroises. » Comme quoi, lorsqu’il est question d’immigration et d’ouverture sur le monde, il faut exercer sa vigilance pour ne pas tomber dans les clichés et les préjugés que l’on plaque sur l’autre au lieu de lui permettre de nous apprendre qui il est.
Il est intéressant d’ailleurs pour terminer de voir comment un immigrant conserve des éléments de sa culture d’origine et combien ce processus, ici encore extrêmement personnel, comporte sa part de clichés et de réduction. Pour Verboczy, le passage du secondaire dans un école multiethnique au collégial à majorité de souche fut l’occasion d’un intense questionnement au sujet de ses origines : « « La Hongrie, la Hongrie, c’est pas une raison pour me faire chier » était mon cri du cœur quotidien. Mon étrangeté commençait à me peser. Durant les années suivant mon secondaire, je rencontrais tout à coup plein de Québécois pour qui l’immigrant était encore une bête curieuse. Les répétitives questions sur les origines, toujours les mêmes, commençaient à me harasser. » À force de questions, l’auteur finit par se créer un version résumée et bien personnelle de son pays d’origine, une version portative qu’il traîne avec lui et ressort chaque fois qu’on lui demande d’où il vient : « Les objets devenaient des prétextes pour raconter ma Hongrie, celle qui n’existe sur aucune carte et dans aucun livre. La curiosité courtoise de mes interlocuteurs devenait de l’intérêt sincère, profond, amical, amoureux. »
Ce processus de ressassement permet à l’immigrant de conserver son identité première et de devenir en quelque sorte l’ambassadeur de sa culture d’origine, d’en donner au curieux amical un résumé propre à orienter sa quête, si besoin est: « Dans mes récits, les objets se mariaient à mes anecdotes de jeunesse, aux lectures de mon enfance, aux œuvres de la culture hongroise que je découvris progressivement. Je montrais les tableaux de Vasarely, je faisais écouter les œuvres de Bartók, de Liszt, de chansonniers populaires, je déclamais les poèmes de Attila József, je faisais lire les romans de Magda Szabó, de Frigyes Karinthy et de Ferenc Molnár, et jusqu’à ce jour, à ma fête, je mets des saucisses de Debrecen achetées chez Fairmount sur le BBQ. » Tout cela fait partie de l’adoption d’une nouvelle identité au confluent de deux mondes : « Mes récits devenaient les reflets de mon nouveau chez-moi, de ma vie, de mes objets, de mes anecdotes d’ici. J’ai traversé le miroir que je tendais. Les histoires éparses, ces morceaux divers mal liés entre eux, ont formé un ensemble plus ou moins harmonieux. Elles ont forgé mon identité. Elles sont devenues mes rhapsodies, ma rhapsodie, non plus hongroise mais québécoise. »
Marc LeBlanc
Département de lettres
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