On disserte beaucoup dans les milieux intellectuels québécois ces temps-ci autour de l’idée que nous serions peut-être en train de redevenir Canadiens-français. Depuis la victoire de la CAQ, l’effacement du PQ et de la question indépendantiste, la bilinguisation de Montréal (avec la complaisance béate et bête de Valérie Plante…), notre prise de conscience transmuée en solidarité molle avec les «vrais» Canadiens-français, les franco-Ontariens et les Acadiens qui sont méprisés par leurs gouvernements provinciaux respectifs, redevenus de leur côté des orangistes!
Or, je viens de terminer un livre de mon collègue philosophe au Collège de Maisonneuve, Sébastien Mussi : Le nous absent. Difficile de résumer le propos de Mussi. Mais disons qu’il porte sur l’identité québécoise et certaines de ses impasses actuelles. La démarche de Mussi part de la pensée de Thierry Hentsch, l’extraordinaire professeur de science politique de l’UQÀM, décédé trop tôt, depuis longtemps déjà, pour penser l’identité québécoise dans ce qu’elle a de caché, de non-assumé, de refoulé. Puis, Mussi analyse le cours Éthique et culture religieuse dispensé au Québec pour y révéler certaines de ses faiblesses qui proviennent d’ailleurs sans doute de notre «identité inavouée», de notre nous absent.
Bien sûr, il critique au passage le multiculturalisme canadien, mais toujours avec nuance, et pour nous rappeler que nous sommes aussi responsables de nos propres impasses, que ce que l’on projette sur l’autre, l’anglophone, l’autochtone ou l’immigrant, en révèle aussi beaucoup sur les Québécois comme peuple, sur «notre» héritage. Selon lui, le cours ECR fait l’impasse sur les dynamiques de pouvoir – sur les conflits – en faisant la promotion d’un vivre ensemble qui nie en quelque sorte le fait que les Canadiens-français que nous étions ont été conquis, dominés, divisés, tiraillés par des pouvoirs extérieurs (les Britanniques, les Anglais du Canada, l’Église catholique (quoiqu’à ce propos, sans doute pas autant que nous l’enseigne le cours ECR…).
Un des résultats pernicieux du cours ECR résiderait donc dans le fait que la culture québécoise, héritière aujourd’hui de cette expérience historique, est délégitimée par notre système d’éducation (et par le Canada qui s’est construit sans nous depuis 1982). Cela peut engendrer du ressentiment au sein de la majorité francophone du Québec, porteuse d’une inquiétude identitaire qui est souvent décriée par nos voisins Canadians comme incarnant une forme de racisme ou de xénophobie.
Alors, quel est cet héritage inavoué? Qu’est-ce qui nous permettrait de reprendre le dialogue de manière plus sereine face au sujet des rapports entre différence et identité québécoise? Sébastien Mussi puise dans les écrits d’Yvan Lamonde, de Saint-Denys Garneau, de Robert Hébert, de Gaston Miron, d’Yvon Rivard (entre autres) pour penser des issues possibles. Si j’ose interpréter Mussi, je dirais que celles-ci passeraient par une réappropriation de nos défaites, de notre pauvreté, de nos humiliations. Nous ne sommes pas des dominants, nous sommes les héritiers d’une nation qui a longtemps été méprisée et qu’on a cherché à assimiler… Cet héritage qui est le nôtre est souvent mal assumé car il porte une tristesse et des défaites nombreuses. Pourtant, nous revendiquer de cet héritage nous permettrait de proclamer sans gêne le droit pour le Québec de promouvoir sa différence, d’en faire le terreau d’une culture globale, une culture d’accueil et d’intégration qui préexiste à l’arrivée des immigrants, plutôt qu’une composante parmi d’autres dans la grande mosaïque multiculturelle canadienne, donc naturellement en voie de marginalisation.
Car ce que révèle Le nous absent, c’est que la culture canadian produite par le trudeauisme (et le cours ECR refuse de s’en extirper) semble incapable de reconnaître une légitimité à une culture québécoise qui servirait de truchement pour accéder à l’universel… Celle-ci serait sans cesse associée à une forme de repli ou d’intolérance latente.
On voit donc que le propos de Mussi déborde largement du cours ECR et nous amène à réfléchir de manière fort utile dans les grands débats qui nous animent. En lisant son livre, c’est le Speak White de Michèle Lalonde qui me revenait en tête, ou encore une réactualisation modeste et plus nuancée du Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières. Comme si ces classiques de notre décolonisation intérieure redevenaient brûlants d’actualité ces temps-ci. (Le Speak White a-t-il d’ailleurs déjà perdu une part de sa puissance évocatrice? Je ne crois pas). De son côté, le livre de Sébastien Mussi, complexe dans sa forme et son propos, donc difficile à résumer sans trahir toutes les nuances qu’il comprend, pose un jalon dans cette nécessité qui est la nôtre: soit de (re)penser et de panser notre identité commune.
Jean-Félix Chénier
Département des sciences sociales
Publié dans Blogues–Le voisin, le 5 décembre 2018
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