Du 4 au 10 novembre 2018, le Collège accueillait l’exposition des oeuvres de Jean-Marc Chénier, professeur de philosophie au Collège de Maisonneuve de 1967 à 1995. Voici l’article rédigé par son fils Jean-Félix, diffusé sur le site Voir.ca le 28 octobre dernier, qui décrit la démarche entourant l’élaboration de cette exposition.
Jean-Marc Chénier est né à Ville Marie au Témiscamingue, en 1935. Ses parents sont les premiers colons de ces terres nouvelles du Nouveau monde, à dessoucher et à dépierrer pour cultiver. Dans tous les sens du mot culture. Car il y avait nécessité de cultiver la terre et de cultiver ses habitants. Mon père a pu étudier en feignant avoir la «vocation». Il a été formé à Ottawa puis à l’Institut catholique de Paris dans les années 1960.
Ses études en philosophie proviennent de la théologie. Il a fréquenté d’abord St-Augustin et St-Thomas d’Aquin. Puis, il s’est ouvert aux présocratiques – Diogène est un philosophe important pour mon père, car c’est ainsi qu’il a nommé le chien de la famille, nous l’appelions Dio… Les philosophes anciens: Platon et Aristote, Cicéron, puis Pascal et de nombreux autres ont longtemps fait partie de son enseignement. Mais personnellement, il fréquentait Rollo May, Pierre Vadeboncoeur, Albert Camus, Fernand Dumont… Il intégrait aussi les arts à la philosophie : des textes de Leonard Cohen, de Anne Hébert, de Margaret Atwood et de Nancy Huston pouvaient être intégrés à ses réflexions comme à sa démarche.
Plusieurs des questionnements importants de sa vie sont relatifs au « sacré ». Aux mythes. À cette quête d’absolu qui existe et taraude plusieurs d’entre nous, au sein de la nature humaine. Ayant grandi dans un jardin d’Eden à construire, ayant fréquenté les milieux catholiques de son époque et étant imprégné d’une forte admiration, voire d’une puissante dévotion pour la femme, pour une femme, son amoureuse, Suzanne, ma mère, Jean-Marc a vite renoncé à la prêtrise pour se consacrer à l’enseignement et fonder une famille. Ma mère, Suzanne Graton, Montréalaise et issue d’une famille nombreuse, a socialisé mon père, homme timoré à l’air un peu brouillon et issu d’une campagne perdue sur le bord de la frontière ontarienne…
Jean-Marc et Suzanne ont connu le Grand Amour. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de passages plus difficiles dans cette relation digne d’un grand roman. Jean-Marc a pris une année sabbatique en 1978 pour prendre soin de la maison et de ses trois gars et pour permettre à son amoureuse de se placer et de progresser dans son milieu de travail. Ce recentrage sur le milieu familial a aussi permis à mon père d’affirmer sa vocation d’artiste (il était déjà très habile en cuisine). Vers les années 1980, Jean-Marc s’est aussi impliqué au sein de l’ONG Développement et Paix et a séjourné au Cameroun pour favoriser l’implantation de Caisses populaires dans la région de Douala. Il a ramené de cette expérience une admiration profonde pour les Arts visuels d’Afrique de l’ouest.
Peinture, sculpture, photographies, montage–photos, lithographies, gravures, construction, tous les arts entendus au sens le plus large, intéressaient Jean-Marc. Il se faisait praticien : il a construit deux bateaux à voile dans sa vie (le 2e est demeuré inachevé); rénové et agrandit sa demeure, produit une œuvre picturale d’envergure, composant plus d’une centaine d’œuvres de toutes sortes : bijoux, objets divers, nouvelles littéraires, commentaires sur des œuvres et bien sûr : ce que vous verrez dans cette exposition. Tout jeune, Jean-Marc a complètement démonté la voiture de son père – rare homme à en posséder une dans sa région – pour ensuite la remonter pièce par pièce. Il était bidouilleur et aimait donner de nouvelles vocations aux choses.
Le thème du « féminin sacré » s’est imposé lorsqu’est venu le temps de rassembler son œuvre disponible. La femme comme figure de la perfection, de l’absolu, des valeurs les plus humaines comme les plus proches du divin. Il s’est aussi intéressé aux déformations commerciales de cet absolu féminin et à sa transposition dans les publicités, la culture de masse et le Pop Art… Il a toujours été fasciné et critique à la fois par la construction sociale d’une femme sacralisée et chosifiée. C’est pourquoi il aimait la personnalité tragique de Marilyn, écoutait du Renée Martel, peignait les femmes de Douala ou était fasciné par la figure d’Aung San Suu Kyi (aujourd’hui désacralisée!). La beauté universelle de la femme, dans toutes ses formes et dans toutes ses couleurs. Voilà, une fois colligée, le sujet central de son œuvre picturale.
Je remarque par ailleurs qu’il est loin d’être le seul artiste à lier les thèmes du féminin et du sacré. C’est au cœur même de l’œuvre de Leonard Cohen… Le caractère sacré de la sexualité. La puissance et la dévotion que suscite le charme d’une femme… De son côté, le grand Romain Gary disait, dans « Le sens de ma vie » : « Ce que je vois dans Jésus, dans le Christ et dans le christianisme, en dépit du fait qu’il est tombé entre les mains masculines, devenues sanglantes et toujours sanglantes par définition, ce que j’entends dans la voix de Jésus, c’est la voix de la féminité en dehors de toute question de religion et en dehors de toute question d’appartenance catholique que je puis avoir techniquement. (…) Je pense que si le christianisme n’était pas tombé entre les mains des hommes mais entre les mains des femmes, on aurait eu aujourd’hui une tout autre vie, une tout autre société, une tout autre civilisation ».
Avant d’amorcer sa retraite, Jean-Marc est retourné aux études à l’UQÀM pour compléter un BAC en Arts visuels. Le praticien est allé valider et confronter sa démarche. Les lithographies qui composent une bonne partie de cette exposition datent de cette période d’effervescence : au moment où Jean-Marc et Suzanne se sont retrouvés, à la retraite, libres et ensemble à la fois. Amoureux, toujours et encore. Suzanne est tombée malade et est décédée d’une longue maladie en 2003. Jean-Marc est atteint de la maladie d’Alzheimer depuis 2010.
J-Félix Chénier, 3e fils de l’artiste
Professeur de science politique
Collège de Maisonneuve
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