Le 17 février dernier, Le Devoir publiait un article sur le rapport du « projet pilote vivre-ensemble » rendu public par le Collège de Maisonneuve dans lequel des professeurs provenant de différents départements déclaraient « avoir adopté au fil du temps (surtout depuis une dizaine d’années) une forme d’autocensure pour éviter d’être indisposés par des confrontations d’ordre culturel ou religieux». En tant que professeurs de sociologie au collégial qui abordent notamment des questions relatives à l’importance de la pluralité des points de vue au sein de l’espace public, nous ne pouvons que nous sentir interpellés par la question de la censure au sein du système éducatif.
Rappelons que ces propos ont été tenus par certains professeurs lors de discussions dans le cadre d’une tournée de départements visant à recueillir la parole du corps professoral. Cette parole des professeurs, bien qu’elle ne soit pas généralisée, doit être prise au sérieux puisqu’elle visait à contribuer à une réflexion collective et à trouver des solutions à certaines difficultés vécues au Collège de Maisonneuve ces dernières années.
L’autocensure au cœur de l’enseignement
Il faut comprendre d’emblée que l’autocensure est un enjeu pédagogique fondamental dans la mesure où enseigner exige du professeur une certaine retenue qui s’exprime tant dans le contenu que dans la forme. Devant la pluralité des sensibilités politiques, culturelles, identitaires et de classes qui se trouvent devant lui, particulièrement dans un contexte multiculturel tel qu’au Collège de Maisonneuve, et aussi parce qu’il a intérêt à créer un climat de confiance, le professeur doit faire preuve de discernement, d’une certaine retenue et d’ouverture d’esprit lui permettant de faire cheminer sa classe vers « un ailleurs pour penser le monde ». Ce qui n’empêche pas qu’il puisse avoir ses propres positions politiques et aussi provoquer sa classe lorsqu’il le juge opportun ou lorsqu’il explique avec passion un concept, un enjeu de société ou une formule mathématique.
L’autocensure que relève le rapport du Collège de Maisonneuve résulte plutôt d’un contexte social particulier qui somme les professeurs à intérioriser de plus en plus des contraintes et des normes qui sont extérieures à cette expérience unique qui se vit dans une classe.
La classe comme lieu d’expression d’une parole libre
Comme le mentionne notamment la sociologue Isabelle Compiègne, les nouvelles technologies ne sont pas sans transformer à la fois certaines pratiques communicationnelles et notre rapport au temps. Nous devenons de plus en plus réactifs à travers les médias sociaux, sommés de commenter, de réagir plutôt que de réfléchir. Un sentiment d’urgence de nous raconter, de diffuser et de publiciser urbi et orbi nos propos et ceux des autres, de commenter de façon tranchée à la fois l’événementiel et les enjeux de société semble nous empoigner.
Cette envie de dire, enrobée trop souvent d’un parfum de moralisme, semble coloniser de plus en plus nos espaces médiatiques et publics, redéfinissant à la fois les paramètres du dire et les frontières entre le public et le privé. Tout ce qui est dit en classe peut ainsi se retrouver extra-muros dans le miroir grossissant du numérique, d’où la peur grandissante pour les professeurs de dire certaines choses ou de proposer des œuvres à l’étude qui n’appellent pas a priori le consensus ou les bons sentiments.
La classe est ce lieu privilégié où une relation pédagogique unique se construit et se renforce à partir d’une confiance mutuelle entre professeurs et étudiants. Cet espace précieux et particulier se voit fragilisé par la peur, à géométrie variable selon la personnalité du professeur, de voir ses propos décontextualisés atterrir inopinément dans les médias sociaux ou à la une d’un journal. La perte du sentiment de confiance mutuelle réduit ainsi l’expression d’une parole libre à la fois pour le professeur et l’étudiant.
Le rapport du Collège de Maisonneuve note d’ailleurs la proximité ténue entre les médias sociaux et traditionnels alors que ces derniers puisent de plus en plus leurs informations dans les différentes plateformes numériques, notamment sur la page spotted du collège. C’est probablement ce qui conduit les étudiants à relever que « (les médias amplifient) de façon exagérée des tensions internes relativement bénignes ».
De la fragilisation de la classe à celle de l’institution collégiale
Cette fragilisation de la classe se voit également amplifiée par une transformation des institutions collégiales. Depuis plusieurs années déjà, de fortes pressions forcent le système éducatif à s’arrimer aux impératifs de l’économie, des besoins des entreprises et du marché de l’emploi.
Nous sommes conscients de l’importance de donner un savoir scolaire qui se traduira par la possibilité pour l’étudiant de choisir la carrière qu’il désire. Cependant, cette transformation des cégeps se réalise au détriment de la transmission de contenus théoriques et pratiques qui visent à faire de l’étudiant un citoyen capable de réflexions critiques sur les enjeux qui tracent les pourtours de sa société. Cette vision réduite et appauvrie de l’éducation ouvre la porte à un renversement de la relation pédagogique qui reposait sur un équilibre entre les besoins des étudiants et les exigences inhérentes à la discipline de l’enseignement, équilibre qui était au fondement de l’autorité professorale conférée par l’institution.
Devenant de plus en plus des prestataires de services offrant le savoir à leurs « étudiants-clients » qui espèrent qu’ils en auront pour leur argent et qu’ils pourront se positionner le plus rapidement possible sur le marché de l’emploi, les professeurs perdent ainsi une part de leur autorité qui leur permettait de résister aux pressions extérieures d’ordre politique, économique et culturelle. C’est à travers cette perte qu’il faut comprendre l’autocensure à laquelle se soumettent certains professeurs des différentes institutions d’éducation supérieure. Ainsi, plutôt que de jeter l’opprobre à ces professeurs, donnons-leur les moyens de défendre leur parole et leur autonomie dans la classe.
La transmission des connaissances se réalise à travers l’expression d’une parole libre. C’est pourquoi nous estimons que la classe doit être aussi ce lieu où il est permis pour les étudiants d’exprimer des préjugés et des propos moralement dérangeants à condition d’en débattre le plus rationnellement possible. Sans cette liberté, c’est la possibilité de comprendre les mécanismes sociaux qui participent à la production et à la reproduction des rapports de dominations et d’oppressions qui est réduite.
Nous en appelons donc aux professeurs et aux différentes administrations des collèges à défendre davantage à la fois l’autonomie professorale et celle de l’institution collégiale, tant à travers les plans stratégiques institutionnels et les instances de représentation que dans l’espace public.
Anne-Marie Le Saux, professeure de sociologie au Collège de Maisonneuve
Benoit Guilmain, professeur de sociologie au Cégep Édouard-Montpetit
Texte original de l’article paru dans le Devoir, le 28 février dernier.
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